par Jean-Frédéric Jauslin, directeur de l'Office fédéral de la culture

9h.45-10h.30

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Introduction de Jean-François Cosandier, membre du comité de RéseaupatrimoineS

Notre premier orateur, M. Jean-Frédéric Jauslin, est directeur de l'Office fédéral de la Culture depuis 2005. Titulaire d'un doctorat en informatique de l'EPFZ, il a été nommé en 1990 directeur de la Bibliothèque nationale. C'est dans ce cadre qu'il a été confronté avec la problématique du patrimoine, non seulement sous la forme des fonds sur papier, mais aussi, très concrètement, sous la forme du patrimoine audiovisuel. Il a en effet présidé la Commission fédérale d'experts pour la sauvegarde du patrimoine audiovisuel, nommée à la suite d'une intervention parlementaire. Dès 1995 il a présidé l'association Memoriav pour la sauvegarde et la mise en valeur du patrimoine audiovisuel suisse. Le projet patois qu'on vient de présenter est donc une suite très directe des mesures qui ont été initiées à cette époque.

Jean-Frédéric Jauslin a porté tout le projet et la préparation de la loi sur l'encouragement à la culture, qui devrait être adoptée prochainement par le Parlement. Et c'est sous son impulsion que la Suisse a signé, puis ratifié, suite au vote du Parlement en 2008, la Convention de l'Unesco pour la sauvegarde du patrimoine culturel immatériel.

Jean-Frédéric Jauslin est donc la personne la mieux placée pour nous parler, du point de vue des organes officiels suisses, de la place du patrimoine immatériel dans le contexte d'ensemble de notre patrimoine suisse.

Conférence de Jean-Frédéric Jauslin

Introduction

jauslinorateurpublic076La Fête des vignerons, le Ranz des Vaches, l'absinthe du Val de travers ou les tavillonneurs du Pays-d'Enhaut sont autant de manifestations de la créativité et de l'inventivité humaine. Elles reflètent toute l'étendue et la diversité du patrimoine culturel vivant dans notre pays. Quel est leur point commun ? Ce sont des manifestations du patrimoine culturel immatériel. L'UNESCO s'est proposé de sauvegarder par le biais d'une nouvelle convention, ratifiée par la Suisse en 2008.

Qu'entend-on par « patrimoine culturel immatériel » ? Qu'est-ce qui +a amené l'UNESCO à en faire un objet de la politique culturelle internationale ? Quel est son rôle par rapport au patrimoine culturel matériel ? Quelle est l'approche de la Suisse ? – Voici les thèmes que j'aimerais aborder ce matin.

Socle et miroir de la diversité culturelle : la notion du patrimoine culturel immatériel

Le patrimoine culturel ne se limite pas aux monuments et aux objets. Il comprend également les traditions ou les expressions vivantes héritées de nos ancêtres et que, sauf catastrophe, nous transmettrons à nos descendants, comme les traditions orales, les arts du spectacle, les pratiques sociales, les connaissances traditionnelles liées à la nature ou les savoir-faire liés à l'artisanat. Disons que ce qui se cache derrière cette appellation un peu énigmatique de «patrimoine culturel immatériel » c'est une forme vivante de patrimoine, comprise dans une évolution permanente et à travers laquelle nous puisons un sentiment d'identité et de continuité – bref à la fois le socle et le miroir de la diversité culturelle. En effet, le patrimoine culturel immatériel – ou patrimoine vivant – est un reflet de la diversité culturelle, de même que la diversité culturelle serait moins riche sans les modes d'expression du patrimoine culturel immatériel.

La Convention pour la sauvegarde du patrimoine culturel immatériel : un nouveau concept

La notion de « patrimoine culturel » a changé de manière considérable au cours des dernières années. Il suffit pour s'en convaincre de rappeler le contenu de « L'inventaire des patrimoines », dressé en vue de la tenue des «Etats généraux du patrimoine» à Chillon, en 1997, la manifestation à l'origine de votre Association « RéseauPatrimoineS ». L'inventaire comprend le patrimoine naturel, le patrimoine scientifique et technique et le patrimoine archéologique et historique. Aucune mention n'est faite par contre des contes et coutumes, artisanats et arts culinaires, des musiques et patois qui nous sont tellement chers et qui façonnent notre identité !

L'élargissement de la notion de « patrimoine culturel » et la conception de nouvelles politiques en la matière sont dus, en partie, aux travaux de l'UNESCO. Depuis les années 1950, cette organisation a adopté une série de conventions internationales relatives à la préservation du patrimoine culturel et naturel. Les biens culturels meubles et immeubles, puis les paysages naturels ont ainsi fait l'objet d'accords de protection.

La préservation du patrimoine immatériel est une préoccupation surgie dans le tourbillon de la globalisation et de l'évolution toujours plus rapide de nos sociétés. D'une part, les pays du Sud, dont le patrimoine culturel majoritairement immatériel restait ignoré, ont réussi à faire entendre leur voix, et d'autre part, dans les pays occidentaux, on s'est de plus en plus attaché à certains thèmes culturels tels que les techniques artisanales, la transmission orale, les représentations rituelles ou les savoirs traditionnels. Ainsi, l'apparition du concept de
patrimoine culturel immatériel naît du besoin de continuité culturelle qui permet à nos sociétés de réaffirmer leur ancrage dans une région ou un pays et par là-même leur identité.

Depuis 1973, date à laquelle la Bolivie a soulevé la question pour la première fois, un énorme travail de réflexion a été fait par l'UNESCO sur les fonctions et les valeurs des expressions et pratiques culturelles. De multiples programmes et projets ont été conçus et exécutés. Forte de l'expérience ainsi acquise, l'UNESCO a adopté en 2003, après 30 ans de discussion, la Convention pour la sauvegarde du patrimoine culturel immatériel. La Convention de 2003 est le premier traité international créant un cadre juridique, administratif et financier pour sauvegarder ce patrimoine.

Immatériel mais bien réel : le rapport avec le patrimoine culturel matériel

Comme souvent, les éléments d'une opposition ne sont que les deux côtés d'une même médaille ; c'est le cas pour le couple matériel – immatériel ; ils sont inséparables dans le cas du patrimoine culturel. Les paysages culturels de Lavaux ou de l'Albula-Bernina sont incompréhensibles sans leur dimension immatérielle. La cathédrale de Lausanne n'est pas autre chose que l'expression d'une foi qui s'est faite pierre, témoignage de l'expression collective de la ferveur populaire et d'un solide métier artisanal appris au contact d'une
tradition.

Dans les faits, il existe une étroite interaction, une étroite interdépendance entre ces deux aspects du patrimoine culturel et la tradition. Prenons par exemple, le couvent de Saint-Gall, qui figure sur la liste du patrimoine mondial de l'UNESCO. Par-delà sa matérialité, il est le symbole d'expressions et de pratiques qui renvoient à un espace culturel où se trouvent des choses très tangibles mêlées à d'autres qui le sont moins: coutumes, manuscrits, musique, agriculture, culture de la table, etc.

Il est d'ailleurs intéressant de noter que la Convention inclut également dans sa définition du patrimoine immatériel les instruments, objets, artefacts et espaces culturels associés aux manifestations du patrimoine immatériel. Ces incursions dans le droit des choses permettent ainsi de créer des possibilités d'interaction avec d'autres instruments juridiques internationaux.

Le patrimoine culturel immatériel est l'impalpable substrat qui innerve et vivifie le patrimoine matériel. Les mesures de sauvegarde du patrimoine culturel immatériel sont différentes de celles prises pour les monuments, sites et espaces naturels. C'est justement dans son caractère vivant que le principal défi de la sauvegarde du patrimoine immatériel se pose. S'il veut rester vivant, le patrimoine immatériel doit conserver sa pertinence pour la société; il faut qu'il soit régulièrement pratiqué et appris et qu'il y ait transmission d'une génération à l'autre. Sauvegarder le patrimoine immatériel signifie s'assurer qu'il joue un rôle actif dans la vie
actuelle et qu'il est transmis aux générations de demain. Les mesures de sauvegarde visent à assurer sa viabilité, sa recréation en permanence et sa transmission.

Il est, à cet égard, important de noter que le terme « authenticité » tel qu'il est appliqué au patrimoine culturel matériel n'est pas approprié quand il s'agit d'identifier et de sauvegarder le patrimoine culturel immatériel qui est en constante évolution. La Convention ne souhaite pas sauvegarder des formes figées, mais plutôt protéger ou rétablir des conditions sociales, environnementales ou autres garantissant la pratique et la transmission continues du patrimoine.

Valoriser un patrimoine dont on a trop longtemps sous-estimé la valeur fondatrice d'identités régionale et nationale : mise en oeuvre de la Convention en Suisse

La Suisse a mis en vigueur la Convention de 2003 le 16 octobre 2008. En ratifiant le traité, la Suisse affirme son engagement et sa préoccupation de donner au patrimoine vivant une certaine forme de pérennité, gage de cohésion et d'équilibre entre les groupes sociaux.

En effet, on ne saurait trop souligner l'importance du patrimoine culturel immatériel pour la Suisse, pour la diversité culturelle, pour la cohésion sociale, pour l'identité culturelle et l'image du pays. De nombreuses identités et particularités nationales et régionales se définissent à travers des éléments culturels immatériels. La sauvegarde et la promotion des expressions culturelles traditionnelles font partie intégrante de l'encouragement public de la culture.

Alors, rien de nouveau sous le soleil, serait-on tenté de dire? Et pourtant si: le pas qui vient d'être franchi au plan international, un pas que la Suisse a fait également, est de la plus grande importance. Grâce à la Convention, ce vaste domaine des traditions vivantes – si fragile parce qu'on ne le perçoit que dans le moment où il s'exprime – est reconnu pour la première fois au niveau national comme une dimension à part entière de notre patrimoine culturel.

L'Office fédéral de la culture est chargé de la mise en oeuvre de la Convention au plan national. Le premier engagement découlant directement de la Convention est l'établissement d'un inventaire du patrimoine culturel immatériel en Suisse. Un second projet, mené en collaboration avec l'Office fédéral de la formation professionnelle et de la technologie, consiste à recenser les techniques et les professions artisanales traditionnelles. La fondation Pro Helvetia quant à elle travaille depuis 2008 à promouvoir activement les cultures populaires de Suisse.

Donner une visibilité au patrimoine culturel immatériel : une liste des traditions vivantes

En ratifiant la Convention, la Suisse s'est engagée à dresser et à mettre à jour périodiquement un inventaire du patrimoine culturel immatériel en Suisse. En effet, la Convention insiste sur la nécessité d'identifier, de définir et de répertorier les divers éléments du patrimoine culturel immatériel et d'associer à ce travail les communautés concernées, pour permettre des mesures ciblées.

L'inventaire suisse sera réalisé conjointement par la Confédération et les cantons. Compte tenu de la répartition constitutionnelle des compétences dans le domaine de la culture, les cantons sont chargés du contenu (identification et inventaire), alors que la Confédération les assiste sur le plan administratif et technique. La compétence matérielle est du ressort de l'Office fédéral de la culture.
L'inventaire répertoriera et décrira des exemples représentatifs des diverses traditions et du savoir traditionnel en Suisse. Le but visé est triple: présenter les différentes manifestations du patrimoine culturel immatériel, revaloriser et reconnaître ses détenteurs, permettre au grand public de prendre conscience de la valeur des traditions vivantes. Ainsi, l'inventaire fera partie intégrante des mesures de sauvegarde et de promotion du patrimoine culturel immatériel en Suisse.

Les travaux de préparation sont en cours, le lancement de la confection de l'inventaire est prévu en été 2010.

Diversité linguistique en Suisse et préservation du patois

Permettez-moi de terminer sur un sujet qui nous tient spécialement à coeur : la préservation de la diversité linguistique en Suisse qui est une composante fondamentale de notre identité culturelle.

Nous en sommes tous conscients : les langues ne sont pas simplement des instruments de communication efficaces et extrêmement élaborés, elles sont aussi le véhicule d'expressions culturelles et de valeurs et, en tant que telles, sont un facteur déterminant de l'identité des groupes et individus. Lo ton fâ la tsanson – le ton fait la chanson, comme on dit en patois vaudois.

RéseauPatrimoineS a décidé de consacrer le dernier numéro des « documents » au « patois vaudois, patrimoine culturel immatériel ». Ce titre n'est pas choisi de manière anodine. En effet, la langue est souvent considérée comme la clef de voûte du patrimoine culturel immatériel. Parmi les différentes manifestations du patrimoine immatériel, la Convention évoque en premier lieu les « traditions et expressions orales ». Ce domaine englobe des formes parlées extrêmement variées, comme les proverbes, énigmes, contes, comptines, légendes, mythes, chants et poèmes épiques, incantations, prières, psalmodies.
Bien que la Convention considère la langue comme une composante importante du patrimoine immatériel, l'instrument juridique ne se réfère pas à la langue en soi ou comme à un ensemble (grammaire, vocabulaire, syntaxe). La protection et la préservation des langues ne figurent pas dans le champ de la Convention de 2003.

Cela étant, la langue est bien entendu concernée en tant que « vecteur du patrimoine immatériel ». Ainsi, la Convention identifie le rôle essentiel de la langue dans l'expression et la transmission du patrimoine immatériel.

En fait, tous les domaines du patrimoine immatériel – de la connaissance de l'univers aux rituels et à l'artisanat – dépendent de la langue pour leur pratique quotidienne et leur transmission entre générations. La langue sous-tend toutes les formes du patrimoine immatériel, et le domaine des traditions et des expressions orales dépend de la langue non seulement pour sa transmission et sa constitution, mais également pour son contenu même.

Les langues vivent dans les chants et les récits, les énigmes et les poèmes. Ainsi, la protection des langues et la transmission de traditions d'expressions orales sont étroitement liées. En effet, ce sont les différentes formes d'expressions orales elles-mêmes et le fait de les dire en public qui contribuent le mieux à sauvegarder une langue, davantage que les dictionnaires, grammaires et autres bases de données.

Pour cette raison, j'aimerais féliciter le RéseauPatrimoineS d'avoir choisi le patois comme thème de ces 3es Rencontres des Patrimoines et féliciter plus particulièrement l'Association vaudoise des Amis du Patois, que Marie-Louise Goumaz, Jean-Louis Chaubert et Pierre Guex présenteront cet après-midi, pour le sérieux et la ténacité apportés à leur engagement en faveur de la conservation du patois vaudois.

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