par Bernard Crettaz, ethnologue et sociologue

11h.30-12h.15

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Introduction de Gilbert Coutaz, président de RéseauPatrimoineS

Ethnologue, sociologue, le valaisan Bernard Crettaz compte parmi les meilleurs conteurs de Suisse. Un homme à cheval entre ville et montagne, individu et collectivité, passion de la vie et parole de la mort. Il est un insatiable chercheur. Après ses études au collège de Sion, Bernard Crettaz suite des cours de sociologie et de théologie protestante à l'Université de Genève où il obtient, en 1979, un doctoral en sociologie avec la publication de sa thèse Nomades et sédentaires. En 1976, il est nommé conservateur du Département Europe du Musée d'ethnographie de Genève. Il est également chargé de cours au Département de sociologie de l'Université de Genève jusqu'en 2003. Le 31 mai, il quitte le Musée d'ethnographie pour une vie de retraité. En 2002, il rentre vivre en Anniviers, sa vallée où il se consacre à l'écriture. Conférences, expos, publications, radio, télé..., ses lieux d'expression sont multiples pour parler de l'identité suisse, du mythe des alpes ou encore de la place de la vache dans notre culture. Passionné par la réflexion sur la mort, il fonde et préside dès 1982 la société d'études thanatologiques suisse. Sur ce thème, il a notamment publié « Vous parlez de la mort » (Ed. Porte-Plumes) et « Petit manuel des rites mortuaires » (La Joie de lire). En 2004, il lance l'idée des cafés mortels qu'il anime avec ferveur un peu partout en Suisse.

Conférence de Bernard Crettaz   1

crettazdebat150Ouverture en termes de patrimoine

Le texte qui suit a certainement de quoi surprendre les professionnels et défenseurs du patrimoine. En effet et d'une façon générale, la notion de patrimoine implique des effets de distanciation que mon texte ignore. Il se trouve que toute une partie de mon existence a consisté à recueillir, pour des raisons non de conservation patrimoniales mais d'exigences existentielles, une mémoire fondamentale des communautés paysannes. Ce recueil a déclenché dans mes travaux toute une série de recherches neuves sur le patrimoine matériel et immatériel : témoignages oraux ; recueil de mythes, contes et légendes ; collection d'objets et d'images mortuaires ; textes des églises et des catéchismes traditionnels, etc. Je suis donc dans cette position singulière où les exigences de la réactualisation existentielle ont créé une rencontre entre la mémoire liée à la foi et la mémoire liée à la conservation du patrimoine. La mort et les rites mortuaires posent à ce sujet une question méthodologique redoutable : la constitution d'un patrimoine suppose-t-elle nécessairement un effet de distanciation ou peut- on concevoir un « vécu du patrimoine » intimement lié à la condition humaine dans son état actuel ? Je laisse ici cette question ouverte et souhaite la mise sur pied d'un grand débat à ce sujet.

Ouverture

Ancien conservateur au Musée d'ethnographie de Genève, à la « retraite » depuis 2003, j'ai rejoint ma vallée d'Anniviers. La montagne est ainsi devenue ma demeure principale tout en gardant des liens essentiels avec le monde des villes. Je n'ai pas changé de fonction : je continue à assumer mes tâches de transmission sociale. Celle-ci concerne plusieurs aspects du patrimoine matériel et immatériel mais se concentre principalement sur deux objets : la mort et les rites mortuaires d'une part ; la présence en milieux touristiques d'autre part. Je nourris un espoir : réussir un jour à ramener les préoccupations de la mort au coeur du Disneyland helvético-alpin.

I. Du tiroir de la mort au repas d'enterrement et au café mortel

Témoignage

Mon travail actuel autour de la mort et des rites mortuaires, répond à une exigence de simplicité : cesser d'être un spécialiste de ces questions pour accomplir des tâches simples que les anciens de ma vallée m'ont transmises et que j'aimerais transmettre à mon tour. Cette exigence de transmission me conduit vers trois gestes concrets : réactualiser le tiroir de la mort, initier aux repas d'enterrement, libérer une parole au café mortel.

Le tiroir de la mort

Dans ma vallée d'Anniviers, au Valais dans les Alpes Suisses, la mort occupait une place fondamentale et le savoir mortuaire se transmettait de générations en générations. Dans ma famille, cela s'est traduit par l'initiation au « tiroir de la mort » et par une visite à la cave. Un jour, ma mère m'a dit qu'elle voulait m'apprendre ce qu'il y aurait à faire quand la mort arriverait dans la maison. Puisque j'étais le dernier enfant restant à la maison, c'était à moi maintenant, disait-elle, de connaître ce qu'il convenait de faire quand la mort viendrait les prendre, elle et mon père. Elle ouvrit donc le tiroir de notre vieille commode, en sortit des objets sacrés, m'indiqua leur usage pour dresser la table mortuaire. Elle y ajouta la façon de s'occuper de la dépouille, de mettre la maison en deuil, d'assurer l'annonce à la communauté. La transmission de ma mère fut suivie par celle de mon père, qui me conduisit à la cave : je reçus des indications précises sur le vin et le fromage qu'il avait préparés pour ses funérailles et qu'il me faudrait servir au repas d'enterrement pour accomplir la cérémonie. Sur le moment, je n'étais pas conscient de la richesse de ce savoir. Bien des années après cette passation, je conduisis en notre cave familiale l'anthropologue Yvonne Preiswerk, qui allait devenir ma femme. Mon père lui montra le « tonneau d'enterrement », comme on l'appelait. Ce fut pour Yvonne un véritable choc de découverte : elle partit alors pour un long travail de recherche sur les vallées alpines qui aboutit à son Repas de la Mort. Et ce fut pour moi l'occasion d'une prise de conscience de la richesse de la culture mortuaire de ma propre société, que notre génération était en train d'oublier ou de censurer.

Une occasion exceptionnelle d'actualiser ce savoir nous fut donnée, à Yvonne et à moi, en 1982, lors de la création de la Société d'Etudes Thanatologiques de Suisse romande. Un événement, car à l'époque, nous étions les seuls laïcs à parler de la mort. Les multiples groupes qui allaient plus tard rendre la mort à la mode n'existaient pas encore. Pour nous, tout a commencé par une demande des entreprises funéraires. Celles-ci constataient en effet que les rites disparaissaient, que les familles n'avaient plus de savoir mortuaire, mais qu'elles réclamaient de nouvelles pratiques. Et c'est pour répondre à cette demande que nous avons constitué une équipe forte, formée de médecins, infirmières, théologiens, entrepreneurs funéraires, sociologues et anthropologues. Ensemble nous avons travaillé à l'élaboration de nouveaux rites funéraires et à un essai de rapatriement de la mort au sein de la cité. Aujourd'hui, après la mort de ma femme Yvonne, le tiroir de la mort m'apparaît plus important que jamais. Il redonne à chacun un savoir mortuaire très simple qui permet de faire face à l'épreuve. Ce savoir porte sur des pratiques que chacun peut assurer lorsque la mort frappe : prendre du temps pour ces jours difficiles, annoncer la mort aux autres, opter pour une entreprise funéraire, s'occuper du corps, choisir le cercueil, décider de la veillée mortuaire, accomplir des gestes auprès du défunt, préparer le rite religieux ou laïc, prévoir l'incinération ou l'inhumation, assurer le retour à la maison, s'occuper des objets du disparu, entrer dans la période de deuil... Dans mon travail actuel, je communique ainsi : « Voilà mon tiroir de la mort. A chacun de vous de confectionner le vôtre. Cela n'enlèvera rien à l'épreuve qu'il faut affronter, mais servira à moins se rater « lorsque l'heure décisive approche ».

Le repas d'enterrement

Autrefois dans le Val d'Anniviers, le repas d'enterrement revêtait une ampleur exceptionnelle. Lors du mariage célébré de façon très discrète, on plaçait dans sa cave du vin réservé pour ses propres funérailles et cela donnait le tonneau d'enterrement. On y déposait également des fromages vieillissant jusqu'à sa propre mort. Pour le repas d'enterrement, on y ajoutait du pain confectionné au four communautaire. Vin, fromage et pain témoignaient de nos trois relations à la terre : la vigne, la vache et le champ. Lors des funérailles, tous les participants étaient invités à la salle communautaire, et la réunion des convives pouvaient se transformer en très joyeuse assemblée. L'Etat et l'Eglise, au cours du vingtième siècle, y ont dénoncé « scandales » et « dépenses exagérées », et ont apporté des restrictions. Mais, sous des formes plus modernes, ce rite d'origine païenne, a survécu. Dans ma vallée, à l'issue de la cérémonie mortuaire à l'église, tous les participants sont invités pour le « verre de l'amitié » où il y a en abondance du vin, du pain, des fromages et d'autres nourritures carnées de nos montagnes.

Aujourd'hui dans mon tiroir mortuaire, le repas d'enterrement occupe une place importante. Sans avoir l'ampleur qu'il a revêtu autrefois dans ma vallée, ce repas particulier revêt une signification primordiale. Il constitue la communauté des vivants face à la mort. Il installe une convivialité forte parmi les participants au rite. Il libère les émotions et les pleurs, mais il autorise également le rire et la transgression après les moments de sérieux et de tension que l'on vient de vivre ... ce rire qui peut scandaliser des participants, mais qui est lié si intimement à la fin si on veut réconcilier la mort et la vie. Le repas d'enterrement enfin opère comme un rite essentiel de passage entre les jours consacrés au défunt et les jours futurs du deuil réservés aux vivants. En Suisse romande actuellement, le repas d'enterrement se maintient fortement dans les campagnes et retrouve une actualité insoupçonnée dans les villes. A Genève par exemple, dans ce grand moment de bricolage rituel, j'ai assisté à des repas étonnants où les familles, les proches et les amis du défunt ont préparé à la maison de multiples plats pour une « boustifaille » commune, accompagnée du meilleur vin, qui assumait à la fois la totalité du drame et la détente joyeuse du don et du contre-don.

Le café mortel

Face à la mort, il importe d'accomplir des gestes prévus par le tiroir de la mort et il faut parler, échanger, communiquer. Et c'est encore une leçon reçue des anciens de ma vallée. Depuis mon enfance, j'ai passé beaucoup de temps à l'écoute des vieux, des vieilles. Je suis d'une génération qui a encore connu les longues veillées d'automne et d'hiver ; elles commençaient presque toujours par des histoires de mort. Ces récits nous faisaient peur et nous faisaient rire ; il s'y mêlait le tragique et la farce. Nous recevions l'écho de drames, de souffrances, mais aussi d'une incroyable vitalité, de santé, et de bon sens. Un jour, le vieux Rouvinez, conteur officiel de Grimentz, me fit venir et me dit : « J'ai tellement d'histoires à dire que j'aimerais transmettre avant de mourir, bientôt. Toi qui a fait des études, aide-moi à les mettre par écrit afin qu'elles ne soient pas perdues.» J'étais heureux d'assumer ce rôle de passeur et cela a donné un gros livre, Un village suisse... Beaucoup d'autres vieux et vieilles m'ont transmis leurs récits. La mort y était toujours présente, mais invariablement en leçon de vie. De la fréquentation des anciens, il me reste une grande leçon de méthode. Je les ai entendu bavarder sur la mort en de multiples récits et, sous leurs dires, questionner l'énigme fondamentale de la mort, sur laquelle « on ne sait rien ». Alors, si je sais aujourd'hui pourquoi j'ai envie de transmettre en commençant par la mort, je suis face à une autre question : parler de la mort, est-ce autre chose qu'un simple bavardage ?

En ville, j'ai fait une découverte. Malgré toutes les proclamations sur la société de communication, j'ai été frappé par le poids des secrets, des terribles secrets de famille parfois liés à la mort. Au Musée d'ethnographie de Genève, lors de notre exposition « La mort à vivre », les visiteurs nous demandaient de pouvoir parler très simplement de ce dont ils n'avaient jamais pu parler à personne. Nous avons alors organisé des « veillées » au cours desquelles chacun pouvait participer et communiquer. Des anciennes veillées de nos montagnes et de ces nouvelles rencontres urbaines est né le café mortel.

Mon idée est la suivante : faire sortir la mort de tous les ghettos où elle se trouve aujourd'hui reléguée et lui redonner un espace public. Aucun lieu ne m'apparaît aussi approprié dans ce sens que le « bistrot ». Ainsi est né le café mortel dont la dénomination trouvée par des amis prête à rire : dans un tel café on peut tout aussi bien mourir ou mortellement s'ennuyer ou encore parler de la mort. Une trentaine de « Cafés mortels » ont ainsi été tenus en Suisse romande, en France et en Belgique. Le nombre de participants varie de 30 à 300 personnes et il arrive que faute de place on doive refuser du monde.

Un café mortel s'organise le plus simplement du monde. La demande m'est adressée par un groupe, une institution, ou même des privés. Nous choisissons alors un bistrot et négocions avec le patron ou la patronne l'accord, le repas et les boissons. Une publicité est faite auprès des usagers ordinaires du bistrot comme auprès de publics des plus mélangés. Au moment de la soirée elle-même, je fais une brève introduction en demandant à chaque participant de s'exprimer – s'il en a envie – avec « les tripes et le coeur » du fond de son expérience vécue. Une seule règle est établie : nul ne vient ici comme spécialiste de quoi que ce soit ; toute intervention savante, tout sermon est banni. Nous sommes tous à égalité. Mon rôle consiste dès lors à n'être qu'un passeur de parole.

Au cours de ces soirées publiques, j'ai tout entendu sur les secrets de famille, sur les rites mortuaires ratés ou inachevés, la mort d'un enfant, le suicide d'un proche, une interruption de grossesse, l'accompagnement d'un mourant, le deuil impossible, un bel enterrement, une mort « réussie », les dernières volontés des vivants. Aucun café mortel ne ressemble à aucun autre. La tonalité est donnée par la première personne intervenante. Il est arrivé ainsi que nous ayons parlé toute une soirée de suicide ou de difficulté de soignants et bénévoles en soins palliatifs ou encore de la peur de mourir et des choix de sa propre mort.

Le café mortel n'a aucune visée thérapeutique, même s'il peut « aider »... Il permet à chacun, qui se croit unique dans sa douleur, de se savoir participant d'une communauté où d'autres traversent la même épreuve. Il permet l'aveu du plus indicible et du plus intime dans la futilité apparente d'un bistrot. Il crée de la légèreté pour autoriser l'aveu du plus profond... car chacun le sait, nous allons au bistrot avouer l'essentiel en ayant l'air de rien. Puis en définitive, le café mortel rend une société à la mort au moment où tant de spécialistes veulent la « subjectiviser ». Ce n'est qu'un bavardage comme tout discours sur la mort mais c'est ici au bistrot un bavardage vital qui dédramatise pour nous rendre un destin commun. C'est une parole publique conquise face à la montée des savoirs spécialisés qui, pour une large part concourent à une nouvelle colonisation et probable évacuation de la mort. Au café mortel, tous ensemble nous tentons de réintroduire la mort dans la vie tout en sachant, contre un nouveau lieu commun, qu'on apprivoise jamais la mort qui demeure énigme et mystère. Au café mortel, pour un moment, en mangeant et en buvant comme dans un repas d'enterrement, nous constituons la communauté des vivants, prélude à ce moment où la vie et la mort rejoignent le coeur de la cité.

Ce type d'échanges tout simples peut avoir lieu pour faire face à différentes fins que chacun doit affronter dans la vie et où « il faut apprendre à faire son deuil », selon une expression courante. L'un de mes premiers cafés mortels a réuni des entrepreneurs en fin d'entreprise, des travailleurs mis au chômage, des mariés divorcés, des responsables d'institutions condamnées à finir.

L'un de ces cafés mortels s'est tenu à la demande des photographes traditionnels s'estimant condamnés par l'arrivée de l'ère numérique. Ce fut un échange dense, douloureux et, pour certains, porteur d'avenir. Et lorsque je fus parti du bistrot, les participants inventèrent spontanément un rite de fin sur la place publique, mettant en scène leurs appareils et leurs savoirs.

Ce que les anciens m'ont transmis, je le transmets à mon tour. Je cherche actuellement à transmettre le peu d'expérience novatrice que constitue le café mortel. Les nouvelles générations l'appelleront autrement mais chacun peut devenir passeur de parole pour un nouvel art de vivre qui rassemblerait joyeusement et dans leur contradiction insurmontable, la vie et la mort.

II. Le Disneyland helvético-alpin

Ma théorie de mon pays comme Disneyland grandeur nature a été formulée pour la première fois dans mon livre « La beauté du reste, confession d'un conservateur de musée sur la perfection et l'enfermement de la Suisse et des Alpes » (Zoé, Genève 1993). Cette théorie était fondée sur le concept de bricolage analysé de façon stricte à partir d'un texte fondateur de Claude Lévi-Strauss dans « La pensée sauvage ». Mon approche peut se résumer ainsi :

1. Au départ, le bricoleur se constitue un stock, un trésor fait d'éléments disparates dont la récolte est justifiée par le fait « qu'ils peuvent toujours servir ». Ces éléments sont des résidus nés de décompositions de cultures antérieures.

2. Le bricoleur a ensuite le projet de réaliser une maquette, un modèle réduit, une miniature en assemblant des éléments divers dont chacun est utilisé pour une part de lui-même par la place qu'il peut prendre dans l'ensemble. C'est un assemblage qui obéit à des lois de structure.

3. Le résultat, l'oeuvre finie, c'est une maquette, une miniature qui, parce que bricolée, présente une oeuvre intelligible dans sa finition. Et cela, on peut le comprendre par les caractères multiples de la miniature :

a) la miniature manifeste la vérité dans l'illusion même. On sait bien que les matériaux sont utilisés ici dans un ordre différent de celui de leur insertion d'origine. Mais l'ordonnancement nouveau, typifiant et miniaturisant rend les choses « plus vraies que nature » ;

b) devant ce modèle réduit, les parcours sont multiples du point de vue sensible et intelligible : dans l'espace, dans le temps, dans l'histoire et dans les trajets autres que celui qu'a emprunté le bricoleur dans sa situation, et qui renvoie au spectateur sa propre série de solutions. On n'a donc pas appauvrissement mais enrichissement de sens. Ainsi les éléments, coupés de leur sens d'origine ont, par leur assemblage nouveau, produit une nouvelle réalité supérieure en sens multiples ;

c) la miniature a du charme et elle nous charme. C'est un monde de bonté, de même qu'elle est une fête pour les yeux par les plaisirs esthétiques qu'elle procure. Par la bonté et l'aspect festif de la miniature, le tragique est exorcisé, l'événement perd sa dimension : il se produit comme une sortie hors de l'histoire, dans une sorte d'unité supérieure, de véritable oeuvre d'art et dans un monde d'accomplissement ;

d) il reste enfin à signaler un aspect qui sous-tend tout ce qui vient d'être souligné : l'aspect miniature lui-même, donc la petitesse. Le bricolage réduit le monde, le rapetisse, donc l'apprivoise et le maîtrise : il se produit comme une domination sur le monde ainsi « réduit ». Parmi les terrains de recherche, la Suisse et les Alpes me paraissent exemplaires dans la mesure où cet univers constitue une gigantesque miniature bricolée qui s'approche de plus en plus d'une définition stricte du Disneyland.
Dans mon livre « Au-delà du Disneyland alpin » (Priuli et Verlucca, Ivrea, 1994), je défendais une approche assez pessimiste en ce qui concerne le patrimoine : il me semblait que celui-ci allait être de plus en plus folklorisé, touristifié, aménagé à toutes les sauces, entrant dans du n'importe quoi culturel pour aboutir à une Disneylandisation définitive. Cette vision me paraît aujourd'hui dépassée et en ce qui me concerne, j'ai découvert que la Suisse bricolée pouvait être l'objet de demandes et interventions renouvelées pour le patrimoine. Dans ce sens, l'expérience du mayen 1903 a constitué une expérience décisive : là où j'avais dénoncé toute transmission positive, je découvrais la possibilité d'une transmission retrouvée

Mayen métisse 1903

Etonnante aventure que ce mayen 1903 qui a connu un succès immense tout en suscitant discussions passionnées et force polémiques ! Ce fut une expérience tout en paradoxes et en contradictions ... en commençant par les miennes. J'étais en effet opposé au projet quand sa productrice Béatrice Barton, m'en a parlé. Je craignais une nouvelle version du Disneyland ou du Heidiland alpin avec ses connotations ludico-patriotiques suspectes. Et je redoutais une complaisance nouvelle au vieux mythe des Alpes, fabriqué par les villes, et dont je n'ai cessé de faire la critique.
Mais voilà que la TSR s'est donné ici des exigences strictes : ni reconstitution pseudohistorique ni théâtre du passé mais expérimentation de quelques savoirs traditionnels avec commentaires de tous les anachronismes, syncrétismes et mélanges de temps. Ce laboratoire vivant serait assumé par une famille extérieure au Valais afin d'éviter le culte du chez soi et la célébration nostalgique du Vieux Pays. De plus, la modernité actuelle serait exhibée afin d'autoriser la distanciation et souligner la marque de fabrique de la réalisation. Ces conditions assumées avec rigueur par une équipe travaillant sans relâche ont donné un produit télévisuel inattendu, hors norme, inclassable, tout plein de jeunesse. La famille Cerf, admirable d'authenticité, a bricolé de manière créatrice et de façon concrète, des savoirs multiples, hétérogènes et disparates, faisant appel tantôt aux anciens, tantôt à leurs propres souvenirs, improvisant le plus souvent des solutions inédites pour les besoins du moment. Et nous eûmes droit ainsi à une métaphore puissante des liens complexes, ambigus et contradictoires entre présent et passé.

C'est précisément pour cette raison que, hors antenne, le mayen 1903 a suscité tant de passions. De ma vie de conservateur de musée, je n'ai jamais vu pareil débat sur un patrimoine paysan dont chacun croyait détenir l'unique énoncé juste et légitime. Les auteurs de l'expérience, originaires du lieu comme jurassiens de là-bas, ont découvert qu0n ne peut jamais figer l'histoire et qu'il suffit d'en mettre en oeuvre la pratique vivante pour découvrir sa diversité, ses trous, ses abîmes. Cette mise en pièces d'un culte du passé ethniquement purifié et mythifié a dérangé ou libéré. Et c'est bien ainsi.
Depuis la « Beauté du Reste » et « Au-delà du Disneyland alpin » des années 1990, je n'ai cessé de scruter l'émergence de nouveaux rapports à la mémoire, propres à la civilisation nouvelle qui naît sous nos yeux. Ce lien inédit ne nous donnerait plus une montagne mythique et folklorique à préférence identitaire et nationale fatiguée, mais un symbole vivant et universel qui, comme toutes les grandes figures de la terre - la mer, le désert, la plaine et la ville - permettrait de vivre des émotions élémentaires en plain coeur de la révolution urbaine. Il m'a semblé que le très ludique mayen 1903, sans rien renier du présent et sans nostalgie, participait à ce nouveau mouvement qui ouvre vers l'expérience première du monde et libère des émotions primitives authentiques.

Ultime remarque dans cette analyse plus que sommaire : il s'est trouvé de nombreuses personnes chez nos voisins, déçus qu'une telle aventure n'ait pas été confiée à « d'authentiques » Valaisans qui auraient fait « tout juste comme autrefois » et qui ont accusé les Anniviards de faire n'importe quoi. A cela, comme Anniviard, je répondrai ceci : sans prétention, hors de toute revendication d'exclusivité régionale, ouverte aux autres, ma vallée n'a fait ici que remplir notre mission ancestrale de passeurs de cols et de briseurs de frontières.

Ainsi le veut, contre toute tentation d'enfermement helvético-alpin, notre destin de servir la vieille montagne métisse.

Conclusion

Il m'arrive aujourd'hui de retrouver la présence de la mort au coeur du Disneyland. Cette expérience s'accomplit lorsque je conduis des groupes à travers ce qu'on peut appeler « La Suisse des Japonais » : départ depuis le lac Léman, découverte de la Gruyère, Morat, basses villes de Fribourg et de Berne, puis Lucerne en passant par la vallée de l'Entlebuch. Nous sommes ainsi au coeur de la Suisse miniature et bricolée. Cependant, dans l'Entlebuch et jusqu'au pont de Lucerne, les chapelles mortuaires et les danses macabres si parlantes pour aujourd'hui nous accompagnent. Il me semble qu'il est légitime de formuler ici une hypothèse : le Disneyland helvético-alpin avait, entre autres, pour fonctions, d'exorciser la mort et de rendre la Suisse « éternelle ». La présence si forte des signes mortuaires dans la situation dramatique de l'Helvétie actuelle me paraît préfigurer la possibilité d'une réconciliation entre la citoyenneté et la mort. Et je trouve cette rencontre éminemment positive et créatrice de sens.

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Note

1 Le texte de la conférence s'écarte en partie de celui qui a été prononcé, le 13 novembre 2009, sous le titre «Culture populaire, savoir-faire et traditions : réflexions actuelles». L'auteur a préféré se concentrer sur le thème de la mort. Celui-ci reflète des rites et des traditions, fortement identifiés, dans le cas présent, à une région en l'inscrivant dans une grande originalité. La transmission d'une génération à l'autre est le plus souvent orale, sans assise textuelle, ce qui rend ce patrimoine d'autant plus fragile et difficile à appréhender. Bernard Crettaz est le grand témoin de ces pratiques et en tire des enseignements à la fois personnels, intimes et généraux. Le patrimoine a des résonances nécessairement changeantes selon les personnes, les périodes, les moments de la vie, les conditions de vie. Matérialité et immatérialité du patrimoine se disputent leur place dans les exigences de la vie et de la mort.