Glevarec, Hervé ; Saez, Guy : Le patrimoine saisi par les Associations. Paris, La Documentation française, 2002. 412 p. (Questions de Culture).


C’est un ouvrage de première importance qui vient de paraître sur le patrimoine et qui, bien qu’empruntant ses exemples aux réalités associatives de la France, livre des informations stimulantes et tout à fait comparables à nos propres situations. Il faut souligner la richesse du matériel qui illustre le texte (26 tableaux et 4 cartes), organisé autour de quatre chapitres d’importance inégale : «Associations du patrimoine dans trois départements : le Finistère, le Haut-Rhin et le Rhône» ; «Un patrimoine élargi approprié par les amateurs» ; «L’implication associative ; «Entre mémoire et territoire», et encadré par une solide introduction (une quarantaine de pages) et une conclusion au titre évocateur «Enjeux politiques du passé» (cinq pages denses).

La publication résulte d’une investigation sur l’activité et le rôle des associations locales dans le domaine du patrimoine culturel, effectuée à la demande de la Direction du patrimoine (aujourd’hui Direction du patrimoine et de l’architecture). Elle évalue le poids et la place du monde associatif dans un secteur des politiques publiques particulièrement investi par l’Etat. Les associations du patrimoine sont-elles vouées à la contestation des décisions des pouvoirs publics en matière d’urbanisme, ou au culte de la nostalgie du passé ? Jouent-elles encore un rôle d’auxiliaires des politiques de protection ? Constituent-elles un moyen de sensibilisation des Français à leur patrimoine ? Ces questions se posaient d’autant plus que l’on constatait une mobilisation aussi récente qu’intense de nombreuses associations, principalement depuis les années quatre-vingts, autour d’objets patrimoniaux peu identifiées ou peu reconnus par les politiques publiques en vigueur dans le domaine. Il est utile de rappeler que l’année 1980 fut l’année internationale du patrimoine. Les premières journées portes ouvertes dans les monuments historiques datent de 1984. On recense en France au début des années 2000 700'000 associations, 60'000 se créent chaque année.

Sous le même mot patrimoine se cachent des logiques sociales, culturelles et politiques qu’on ne peut ramener à une figure commune sans un examen approfondi. On a vu apparaître des actions associatives proliférant en faveur d’objets ni inscrits ni classés que l’on baptisés rapidement nouveaux patrimoines ou petit patrimoine. Il s’agit d’un ensemble disparate d’objets, traces ou vestiges touchant des domaines négligés par les services, patrimoine industriel, rural, maritime, ferroviaire, etc. La liste peut s’allonger presque à l’infini puisqu’elle ne dépend pas des catégories administratives et scientifiques légitimes, mais de l’agrégation d’individus qui s’y attachent et qui érigent ces nouveaux objets patrimoniaux en foyer de leur sociabilité. Ils se donnent alors pour mission de les connaître, de les sauvegarder, de les valoriser, en bref d’en faire le centre d’une action collective plus ou moins en marge des procédures institutionnelles en vigueur. A travers cet attachement et à travers l’activité qu’ils déploient pour s’approprier et faire reconnaître ce type de patrimoine, ils délivrent aussi un message dont il faut rendre compte.

Les auteurs du livre se livrent à un examen scrupuleux des patrimoines, en explorant les trois dimensions qu’ils revêtent dans la pratique de ceux qui s’y consacrent.

  • La première de ces dimensions concerne l’enjeu de nomination et de définition des objets patrimoniaux choisis par ces amateurs du patrimoine. Ces objets ne sont pas encore – ou à peine – entrés dans l’orbite des politiques publiques dont s’occupent les professionnels du patrimoine, historiens, architectes, ethnologues, qui oeuvrent dans les institutions et qui sont du reste pour la plupart fort occupés par le grand patrimoine. L’élargissement du patrimoine n’obéit pas simplement à une logique d’absorption de nouveaux objets à partir d’une catégorie fixe et dominante comme s’il y avait une fatalité de l’institutionnalisation. Il faut comprendre aussi cet élargissement comme une sorte de libération.
  • La deuxième dimension consiste à interroger le recours généralisé à la forme organisationnelle et juridique de l’association. L’originalité n’est pas à chercher dans le recours à l’association, mais dans ses usages sociaux et politiques au sein d’un domaine culturel où la vie associative a été particulièrement mythifiée.
  • La troisième et dernière dimension est reliée à l’univers de la production. Cette fois, il ne s’agit plus d’une production réelle et actuelle, mais des souvenirs et des traces que la production a laissées sur le territoire et dans la mémoire des hommes et des femmes qui y vivent, un adieu au travail, en somme. Ces deux éléments – mémoire et territoire – sont ici indissociables.

L’étude de trois départements, le Finistère, le Haut-Rhin et le Rhône, met à jour les ressorts sociologiques de l’intérêt patrimonial comme activité d’amateurs, dont l’investissement obéit autant au plaisir de faire qu’à la dette contractée envers les ancêtres et au devoir de transmission auprès des jeunes. Le patrimoine, c’est ce qu’on possède, ce qu’on transmet par héritage, ce sont des biens fonciers ou immobiliers. Dans leur noyau central, les mobilisations associatives autour du patrimoine sont portées par une génération qui se considère comme une génération charnière, entre celles qui ont connu des restes de société de type rural-artisanal et celles qui naissent après sa disparition. Les auteurs envisagent l’ensemble des associations patrimoniales comme un système tripartite : les associations archéologiques, militantes et traditionistes. Les premières forment le réseau institutionnel des sociétés savantes, les secondes un ensemble différencié dans lequel rentrent des réseaux nationaux, et les troisièmes, les sociétés folkloriques tournées vers la collecte de traditions locales. L’examen du langage de l’action associative patrimoniale est significatif et constitue un apport original du livre. Les mots les plus fréquents (rencontrés plus de 50 fois) font émerger une série de formes sociales pertinentes pour les associations patrimoniales. Celles qui apparaissent au premier chef importantes sont l’objet (patrimoine, environnement) et le type de groupement (association), puis l’action ou l’objectif (sauvetage, défense, protection), enfin le territoire (pays par exemple). La logique du rapport centre/périphérie montre que les associations fondent leur intérêt, non pas sur l’imposition sans nuances d’une catégorie nationale, mais sur des enjeux de localisation qui spécifient, et le territoire, et le genre de patrimoine qui s’y trouve. La logique du rapport élitisme/amateurisme indique l’emprise déclinante des avoirs et des raisons d’Etat sur les modes de représentation et les normes de perceptions locales. Cela peut faire apparaître un gouffre entre les formes de prise en charge extrêmement élaborées et codifiées des professionnels et des scientifiques du secteur de l’administration, et l’amateurisme des associations. De ce point de vue, l’enjeu consiste sans doute à conforter les chercheurs territoriaux – archéologues, historiens, ethnologues des collectivités territoriales – dans leur rôle de médiation avec les associations. Enfin, la troisième logique, celle du rapport action collective/institutionnalisation montre qu’une plus grande fluidité s’est installée entre les différentes postures – militantisme, implication personnelle – d’inscription dans l’espace public et dans les transactions avec les autorités politiques locales.

La pluralité des usages sociaux du patrimoine est à la mesure de la polysémie de la notion et de son élargissement. Elle laisse poindre une définition du patrimoine non plus seulement comme héritage des ancêtres à préserver, mais comme ressource sociale dans les interactions locales. Le patrimoine est l’instrument d’un réaménagement de l’ordre du monde, moins triomphant que celui du mouvement historique, moins passéiste que celui de la communauté perdue, mais attentif et lucide devant la fuite du temps, l’oubli, la disparition des traces. Il motive une dynamique sociale plus que jamais consciente d’avoir à réinventer chaque jour, inlassablement, sa mémoire et son territoire.

Gilbert Coutaz
novembre 2003

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